vendredi 29 mai 2015

Quel collège

À 82 ans, il était le plus vieux prêtre professeur du Collège. Il était bien entendu à sa retraite et vivait retiré dans une aile du collège. On ne l'apercevait guère, il y vivait reclus à l'exception de ses présences au Conseil d'administration. Il y siégeait en tant que doyen des professeurs; il avait enseigné la philosophie et la métaphysique aux jeunes pendant 55 ans.

« Mais les choses avaient bien changé et pas nécessairement pour le pire » se disait-il. D'un Conseil d'administration uniquement composé d'un échantillon des prêtres séculiers qui avaient la responsabilité de ce Collège, il voyait d'un bon oeil que les parents, des représentants des élèves puissent maintenant en faire partie.

Mais une chose l'inquiétait maintenant plus qu'il ne s'était jamais inquiété pour le Collège, c'était l'orientation que donnait le nouveau directeur du collège nommé depuis deux ans. « Le rythme... le rythme du changement... Bah ! chacun a son rythme...». Mais il considérait tout de même que le rythme des changements était vraiment effréné et que peu de gens pouvaient suivre... « Mais c'était une "critique minimale " » se disait-il.

Ce qui l'inquiétait au plus profond de son être, c'était la nature des changements que ce directeur apportait ou proposait. Le bon vieux prêtre philosophe croyait que la mission catholique d'éducation du collège était en train de s'effriter peu à peu sans que personne ne s'en aperçoive; les changements étaient infinitésimaux et s'installaient par incréments si bien que tout le monde arrivait à les accepter et perdait le recul nécessaire pour vraiment estimer l'ampleur des dommages. Il était tellement désolé d'assister à la déconstruction progressive de la mission catholique du collège...

Pourquoi les autres membres du Conseil, à l'exception de un ou deux sur les douze que comptait le Conseil, n'arrivaient pas à voir le puzzle dans son entier ? Oui, il y avait bien d'autres membres qui voyaient de temps à autre un morceau du puzzle qui clochait à leur yeux mais ils étaient tellement obnubilés par la popularité tant interne au collège qu'à l'extérieur du directeur — et c'en était rendu même au niveau national des collèges et du public en général — que vite on l'absolvait du morceau que l'on considérait tout croche.

Une profonde tristesse l'habitait. Il repassait en tête les morceaux de tout ce puzzle.

Un premier début de capital de popularité tant interne qu'externe

À l'interne, dès sa nomination, le directeur s'attira l'affection du personnel et des élèves en ne prenant pas le grand bureau qui était normalement réservé au directeur. Il prit plutôt le plus petit bureau de l'étage. « Enfin quelqu'un à notre niveau ! » se disaient-ils tous, professeurs comme élèves.

À l'externe, les entrefilets commençaient à s'écrire dans les journaux locaux : il aurait été surpris à la pénombre à marcher dans les rues pauvres de la ville avec un ballot de vieux livres. Un quidam lui aurait demandé pourquoi ces livres et il aurait répondu : « Ah ! Notre bibliothèque doit s'en débarrasser dans sa politique d'épuration. Et je crois qu'ils peuvent être encore utiles à des gens qui ne peuvent pas s'en procurer. » Les journaux et la population s'en sont étonnés favorablement et ont admiré sa bonté.Sa réputation locale se répandit comme une traînée de poudre.

Les premières harangues du directeur à l'interne

« Les temps sont durs et nous, il nous faut être " bons " ». Ah ! Qu'il a rabâché ce leitmotiv à hue et à dia. Au début, le bon vieux prêtre considérait que son slogan avait de l'allure : c'était vrai que les temps étaient difficiles pour tous y compris les familles qui avaient des difficultés financières même à payer la scolarité de leurs jeunes. Quant à être " bons ", qui peut être contre la vertu ?

Mais peu à peu, le directeur, qui était incidemment un prêtre séculier lui aussi, appliqua ce leitmotiv à toutes les sauces sans aucun jugement de valeur appuyée sur la Tradition catholique. Par exemple, il harangua :

  • Le Conseil d'administration « Si on veut être " bon " comme collège, il faut s'ajuster aux impératifs du temps. Arrêtez de regardez les décisions qui ont été prises dans le passé en consultant les anciens procès-verbaux. Ça ne sert à rien. Cessez de regarder la Tradition. Ce n'est pas comme ça que vous allez faire face aux nouveaux défis que pose notre temps. Il faut être " créatif " dans la recherche de nouvelles solutions. Il faut aller de l'avant, oui, de l'avant et non pas reculer ».
  • Les professeurs : « Vous insistez trop sur la discipline auprès des élèves. Vous les étouffez. Vous ne démontrez aucune " bonté ". Il faut être " bons " avec tout le monde pas juste avec votre famille ». Il admonesta ainsi les professeurs devant les membres du Conseil d'administration et quelques journalistes étaient même présents.

    Il continua : « D'ailleurs, je tiens à vous dire que je vais doubler les effectifs des stagiaires actuels de nos ateliers. (Note : un stagiaire d'atelier est un diplômé du Collège avec très haute distinction rendu à l'université et qui revient régulièrement au collège pour animer un atelier dans une matière bien précise afin d'aider les étudiants actuels qui ont de la difficulté dans celle-ci. Ces stagiaires bénéficiaient d'une petite rémunération pour ce travail.). On les appellera dorénavant des « Stagiaires du Directorat ». Je les doterai de pouvoirs étendus. Ils iront dans vos classes vous aider. Ils pourront raffiner un enseignement que vous êtes en train de faire s'ils détectent que certains élèves ne comprennent pas, ils pourront même corriger votre enseignement. »

    Le bon vieux prêtre ayant entendu cela se disait : « Que c'est dommage ! Le Conseil d'administration dont la mission est de veiller aux grandes politiques du Collège n'a aucun mot à dire sur la façon dont le directeur organise ses effectifs, c'est de son ressort.»

    « Mais moi, qui ai enseigné la philosophie pendant 55 ans et qui n'ai jamais fait d'administration de ma vie, je suis tout de même assez conscient pour me rendre compte qu'il est en train d'installer la belle-mère dans le couple professeur-élèves... Ça n'a rien à voir avec la mission catholique comme telle, il est vrai. Mais il est en train de mettre le feu dans la baraque... Il accélère ainsi la déconstruction du Collège... Il va y avoir tellement de tension dans les classes, l'anxiété générale se répandra partout dans le collège, les gens ne se parleront quasiment plus, il se formera des clans afin de se protéger contre la Gestapo. C'est affreux ce qui s'en vient...»

  • Les élèves : « Dites-moi ce qui est le plus important ? Les prières ou la " bonté " ? Diminuez donc vos prières et augmentez donc votre " bonté " envers vos confrères. Vous ne vivez que par égoïsme... pour vous-mêmes ».
Les premières louanges à l'extérieur

Le bon vieux prêtre était en train de marcher seul dans le jardin et il se demandait : « Mais pourquoi invective-t-il tout le monde à l'interne à ce point mais quand il est à l'extérieur des murs du collège, il dit au monde qu'il est donc beau et gentil même si ce monde ne le mérite pas ? »

Il se posait cette question alors qu'il se remémorait le discours qu'il avait prononcé devant les membres du Conseil d'administration d'un important Collège privé qui se déclarait officiellement athée dans sa mission. Le directeur avait dit : « Vous savez, l'instruction et l'éducation que vous dispensez sont aussi bonnes que les nôtres. C'est d'égale valeur. » Pour lui, un collège athée et un collège catholique, c'était d'égale valeur. Ce discours avait fortement fait sursauter le bon vieux prêtre et lui avait mis dès lors la puce à l'oreille. Il se disait : « Mais qui donc nous dirige au Collège ? Quelles sont les valeurs qu'il emploie pour diriger le Collège ? »

En une autre occasion, il avait été invité à l'Association des Chambres de Commerce de tout le pays. Caméras, journalistes, tout le gratin y était. Le thème de la journée portait sur l'« Avenir des Jeunes ». À la fin de sa présentation, il lui fut demandé ce qu'il pensait du phénomène « gay » et des femmes qui avortent. Il répondit : « Vous savez, il faut être " bons " en ces temps si durs. Il faut donc être " bons " et accueillir les « gays» et les femmes qui avortent. Qui suis-je et qui sommes-nous pour les juger ? Être " bon " signifie être inclusif entre autres choses ». Un tollé d'applaudissements fusa dans l'assistance. Ce fut le point de départ de sa renommée nationale. Le directeur faisait les manchettes partout avec photo à l'appui. Il était sollicité pour des entrevues dans tous les grands média du pays.

Le même individu lui posa une question complémentaire : « J'ai mal formulé ma première question. J'aimerais la préciser si vous permettez ». « Allez, allez, lui dit le directeur ». « Voici : Quelle est votre opinion sur l'homosexualité et non pas sur les homosexuels et sur l'avortement et non pas sur les personnes qui avortent ? » Le directeur répondit : « Les positions l'Église sont bien connues en ces matières, il n'est pas nécessaire de les répéter. »

Le retour du directeur au Collège

Jamais le Collège n'avait connu un directeur aussi populaire à l'échelle nationale. À parler de " bonté " comme il en parlait, tout le monde à l'extérieur était convaincu qu'il était vraiment " bon ".

Il fut accueilli en héros au collège. En effet, tout le monde avait vu les reportages à la télé, les manchettes dans les journaux.

Fort de sa popularité et toujours convaincu qu'il faut aller de l'avant pour s'ajuster aux impératifs du temps, le directeur amena une proposition au Conseil d'administration. Une proposition dite " créative ". Car ce fut peu mentionné ici mais il important de noter que le terme " créatif " était tout autant utilisé que le terme " bonté " dans le discours du directeur. En effet, comment aller de l'avant et s'ajuster aux impératifs du temps si on n'est pas " créatif " ?

La réunion du Conseil d'administration

Le directeur brisa la glace rapidement. Afin de prendre le monde par surprise ? Peut-être pas... Il faut dire que le directeur possédait une énergie à tout rompre. D'où peut-être cet empressement. Le directeur dit : « Il est impossible d'être " bons " si on n'est pas accueillant. Il faut accueillir dans notre collège tout le monde sans discrimination. Et je ne crois que nous sommes parvenus encore à ce stade. Voici donc ce que je propose : la création d'un comité spécial d'étude relative à la cafétéria et au dortoir.

Et il poursuivit : « Ce comité étudierait tous les tenants et aboutissants pour rediviser la cafétéria et le dortoir en trois sections distinctes respectivement : une section pour les « gays », une autre section pour les couples de jeunes non mariés qui sont ensemble depuis un certain temps et enfin une section pour le monde en général.»

Le directeur sentit un certain froid dans l'assemblée. Il ajouta : « Écoutez, ce n'est qu'un projet d'étude que je propose. On verra bien les résultats de l'étude. Ce n'est pas une décision que l'on prend ici ce soir. Mais si on veut être " créatif ", il faut bien évaluer des solutions, non ? Par ailleurs, n'oubliez pas que si on est " bon " et qu'on accueille les gens, ça ne sert à rien finalement si on ne les respecte pas par la suite. Vous allez voir... Cette solution " créative " fera l'envie de tous les autres collèges par la suite. »

Les membres approuvèrent la proposition parce que c'était juste une étude.

En se rappelant ces derniers événements, le bon vieux prêtre peinait à marcher

Il se disait : « Mais comment se fait-il qu'ils (les membres du Conseil) ne voient pas ça. Ils se font jeter de la poudre aux yeux à cause de sa popularité même sur les pages couverture les plus mondaines du pays comme The Advocate (la plus importante revue homosexuelle du pays) , Rolling Stones (la plus importante revue de musique Rock parfois endiablée), Times (le plus important magazine des riches et des biens nantis) . S'il défendait les vraies valeurs évangéliques qui ont bâti ce collège, il serait haï et conspué...»

« Eh bien, je n'aurais jamais pensé que je reprendrais du collier à mon âge. Il me faut sortir de ma réclusion et je dois approcher individuellement chaque membre du Conseil sinon c'est la fin de la belle mission catholique de notre collège. »

« Je ne sais pas quand j'introduirai cela dans la conversation mais, sans être accusateur envers le directeur, il faudra que chaque membre comprenne qui est Belzébuth. Contrairement à Mammon dont l'esprit fait idolâtrer l'argent au monde, contrairement aussi à Asmodée dont l'esprit fait idolâtrer le sexe au monde, Belzébuth ne s'occupe UNIQUEMENT qu'à modifier, tordre les idéologies, les philosophies qui étaient initialement bonnes vers des idéologies infernales. »

« Pour atteindre ses buts, Belzébuth donne de la popularité rapide et du pouvoir à ceux qui le suivent. Et comme il est plus intelligent que nous tous, il y parvient toujours en utilisant des apparences nobles de bonté, d'accueil, de respect... Sauf que lorsque son esprit suggère l'utilisation de ces vertus qui sont belles en soi, c'est toujours en faveur d'un contexte qui les déracine complètement de leur fondement évangélique...»

« Ah ! si les gens se souvenaient du veau d'or dans l'Ancien Testament. Comme Moïse tardait à revenir de la montagne avec les Tables de Pierre contenant les Commandements, l'esprit de Belzébuth poussa le peuple en attente à demander au frère de Moïse, Aaron, qui était le seul prêtre de l'ensemble du Peuple Juif, à construire une représentation pour que le peuple puisse adorer Dieu. Que l'objectif était noble ! « On veut adorer Dieu » disaient-ils. C'est du Belzébuth tout craché : proposer un noble but et le déformer malicieusement dans son application. Eh bien, Aaron se fit convaincre, il rassembla tous les objets et les bijoux en or du peuple, les fit fondre et en fit un veau pour adoration ».

« Convaincre Aaron, un prêtre, de faire ça ! Je peux comprendre pourquoi les membres du Conseil d'administration sont si obnubilés. Le noble but du temps de Moïse était d'adorer Dieu, le noble but aujourd'hui est d'être " bon ". »

« Dire qu'on avait une mission catholique
Maintenant on veut mieux accueillir les « gays »
Sinon, on n'est pas " bon "...
Ah ! Que Belzébuth est fort ! »

« Est-ce que je vais réussir à les convaincre ? Hum ! À la Grâce de Dieu... Ça me rend tellement triste qu'ils ne voient pas le puzzle tout entier que parfois, malgré moi, j'en deviens sarcastique.»

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